Résumé :
Le cheminement scientifique de Meinrad Hebga dessine, en pointillé, une méthode nourrie d’esprit de passerelle où l’articulation de réalités réputées incompatibles dépasse la juxtaposition. Au plan social, cette méthode traque ceux qui, pour avoir confondu raideur et rigueur, n’arrivent à susciter que des exclusions.
C’est à cet esprit de méthode que nous voudrions intéresser son lecteur, la qualité d’un résultat scientifique étant tributaire de la méthode appliquée.
Par exigence méthodologique, Meinrad Hebga ouvre systématiquement sa quête par une circonscription rigoureuse de son point de parole, véritable levée topographique par laquelle le chercheur borne son champ d’investigation et définit le lieu géométrique de son exercice.
Loin de se réduire à un réflexe de métier, cette disposition exprime une humilité dont le chercheur voudrait par moments se prévaloir pour atténuer sa pugnacité. Vaine tentative. Car une fois ce point de regard défini, l’analyse se déploie de ruptures en jointures, au milieu d’icônes sourcilleuses que le chercheur tantôt contourne, tantôt déplace ou bouscule en fonction de la pépite à extraire ou du poncif à dépoussiérer. Hardiesse pas toujours très catholique…
L’esprit de méthode lui inspire une conception du savoir – d’où il ressort qu’il n’est de connaissance véritable - par la science ou par la foi - que dûment articulée et rigoureusement située. L’objet d’étude et la méthode se reflètent ainsi comme par un jeu de miroirs.
Les savants disent que la pertinence d’une œuvre scientifique s’évalue à cette adéquation, véritable ligature consubstantielle, entre un outil méthodologique et les résultats de son application.
RUPTURES SCIENTIFIQUES ET JOINTURES ICONOCLASTES
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Introduction
- L’homme tridimensionnel
- Monisme – Dualisme – Triadisme
- L’establishment cognitif présumé « scientifique »
- Rupture avec l’empirisme de la « première vue…»
I – SAVOIR CONNAÎTRE
- La circonspection
- La capacité d’étonnement
- La distance méthodologique
- Prémisses d’une épistémologie
II –
- Une valeur de situation
- Un défi de con-science et d’ex-istence
- Une portée de religion
- Tout savoir est un…dépassement
III – CHAMPS D’APPLICATION BIPOLAIRES
- L’inculturation : un marcottage religieux
- Ndimsi : le paranormal
- Le pouvoir en Afrique
IV - L’OBJET ET
- Reflets, Réflexes, ou Réflexion…
- Le Sens : signification et orientation
- Pour une économie de la connaissance
Conclusion
- Péguy, l’autre catholique de la connectique
- Le lit de camp…
- Le « là » et « l’au-delà »
- Les trois âges de la connaissance
- Meinrad P. Hebga : de la science à la compétence.
MEINRAD P. HEBGA:
RUPTURES SCIENTIFIQUES ET JOINTURES ICONOCLASTES
« Nego consequens et consequentiam »
(Je nie la conclusion et son lien logique avec les prémisses)
Meinrad Hebga
Introduction
A en croire Alain, « penser c’est dire non ».
Le philosophe ne réduit certes pas la faculté de penser à la capacité de négation. Il suggère néanmoins que toute pensée fructueuse s’exprime en rupture avec les clichés de la routine en renonçant aux commodités sécuritaires et au confort intellectuel que garantit le conformisme.
La première rupture de Meinrad Hebga porte sur la conception de l’homme. L’histoire de la pensée montre que plusieurs courants présentent une vision de l’homme : les uns le définissent par son unidimensionnalité, les autres par son dualisme. Marx le perçoit par le monisme matérialiste, Hegel par le monisme spiritualiste. Et le titre célèbre d’Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel (1964), résonne comme la mise en vacance du dualisme platonicien - qui suppose à l’homme une âme et un corps.
En rupture avec le monisme et en dépassement du dualisme dont il constate du reste « l’ambiguïté aporétique » chez Aristote et Platon (1998,47), Meinrad Hebga (1998,20) préconise « le schéma triadique du composé humain » : l’homme s’y appréhende comme valeur tridimensionnelle : une âme, un corps, et un contexte socioculturel.
Ce préalable conceptuel inspire sa rupture avec l’establishment cognitif à présomption scientifique. Meinrad Hebga (1978,16) ne se reconnaît aucune obligation de sympathie envers ceux qui ne savent être que savants, et qui croient pouvoir tout expliquer : « si vous dîtes qu’un jour la science expliquera tout et que l’homme n’aura plus besoin de religion, je vous reconnais le droit de professer votre foi « laïque », mais de grâce ne l’appelez point certitude rationnelle ou scientifique, vous agaceriez les savants authentiques ».
Il interpelle Jacques Monod non pour son option idéologique d’athée, mais à cause de sa contradiction et de son inconséquence méthodologique: « ne l’interrogeons pas sur la notion confuse et idéologique d’animisme, mais il est significatif qu’un incroyant refuse à la réfutation de la religion tout caractère scientifique » (Hebga, id.17)
C’est encore pour cause d’arbitraire et de désinvolture méthodologique qu’il reprend Bultmann dont l’exégèse de l’évangile de Jean ne serait qu’une « construction ingénieuse ». Meinrad Hebga s’en désolidarise sévèrement : « J’aime mieux passer pour le dernier des ignorants en exégèse (ce qui ne m’empêche pas de dormir) que de m’extasier devant de tels tours de passe-passe» (1978,44) Il traque résolument toute forme de charlatanisme[1] et de prestidigitation méthodologique.
Mais c’est dans le liminaire de Dépassements que l’essayiste cristallise son esprit de méthode : à quatre reprises il dénonce la connaissance de « première vue », et se demande « si en cherchant bien nous ne trouverions pas… ». Aussi consacre-t-il sa rupture avec tout empirisme primaire que seules nourrissent l’habitude, la superficialité et la quête des conforts de pensée fondés sur des idées reçues.
Par son itinéraire méthodologique, Meinrad Hebga autorise de penser qu’en matière de science ou de connaissance, un franc désaccord demeure, de loin, plus fructueux qu’une caution complaisante. Connaître ne suffit pas ; il faut savoir connaître, car toute connaissance fiable tient au processus de la connaissance, à la méthode qui y conduit.
I – SAVOIR CONNAÏTRE
Le processus de la connaissance, tel du moins que Meinrad Hebga le suggère, présente ses exigences propres. Nous voudrions en signaler trois : la circonspection, la capacité d’étonnement et la distance méthodologique.
La circonspection l’incite à prôner la démythification, pour « s’arracher à l’envoûtement collectif » de certains prophètes ou savants « sur des admirateurs béats » (1978,44-45).
Connaître l’Eglise ? « Au-delà des apparences immédiates (…) elle a une face cachée ». Nous ne pouvons cependant y accéder que « si nous avons la patience de scruter et de chercher au-delà de ces premières impressions » (1978, 9).
Connaître une personne ? « Parfois, l’aspect d’une personne, ses propos, ses attitudes nous déplaisent ou nous choquent. Nous lui collons alors une étiquette. Nous la classons dans notre savant répertoire si ce n’est dans notre bestiaire. L’idée ne nous vient pas que toute personne est un mystère, qu’elle est un être en mouvement échappant à toute classification qui la fige, un au-delà, un horizon fuyant » ( id. 9).
Le magistère ecclésiastique ? « A première vue [il est] une entrave à notre liberté de penser et de communiquer. Mais à y regarder de près (…) ».
Et l’inculturation ? « A première vue, le projet d’inculturer, d’africaniser la religion et la théologie chrétiennes procède d’un nationalisme malsain et menace l’unité et l’universalité de la foi. En réalité, au-delà des apparences trompeuses, il y a un attachement sans compromission à l’unité et à la catholicité »
La capacité d’étonnement est le second ingrédient de l’itinéraire scientifique. Dans ses Jalons, E. Njoh Mouelle y voyait le déclencheur de la réflexion philosophique[2]. Meinrad Hebga en ferait volontiers le déclencheur du processus de la connaissance.
Tel est du moins le point de départ de ses recherches sur la sorcellerie et le paranormal : pour s’être étonné d’un besoin réel au sein des populations, de leur engouement et de leur réceptivité, il prend le risque d’étonner. Qu’est-ce qui a bien pu inciter « un prêtre catholique à consacrer des années de recherches à ce qui apparaît comme le royaume de l’antireligion » (1979,12) ?
Dans le domaine de l’art, la capacité d’étonnement n’est rien moins que cette puissance d’enfance qui impulse la créativité. En fait d’étonnement, il serait plus technique pour l’occasion de parler d’inquiétude scientifique, cette interpellation de l’intelligence analytique que provoque une situation inédite et passablement inexplicable.
En l’occurrence l’inquiétude scientifique vient de la situation que Meinrad Hebga observe pendant ses tournées pastorales, et où la condition d’admission au catéchuménat et au baptême était de renoncer à sa personnalité et à sa culture : il s’étonne de « la passivité et de l’inconscience de ceux qui se laissaient déposséder de leur culture et de leur identité propre par les Européens ou des Africains européanisés » (1979,13). Mais au constat de « l’écartèlement entre les deux appartenances culturelles et religieuses mal intégrées », il éprouve « le désir d’aider au moins quelques-uns à mener cet effort d’examen et d’unification intérieure » (id. 14)
Le constat d’«écartèlement» et la volonté d’«unification » sont deux clés majeures de sa méthodologie, l’une fonctionnant en dépassement de l’autre.
La distance méthodologique est une exigence indispensable à plusieurs titres. S’il est incontestable, de par son érudition, que Meinrad Hebga s’est abreuvé à diverses sources, il ne l’a jamais fait sans distance : « Je consens à suivre les savants dans le laborieux dépeçage des textes originaux grec et hébreu et dans leurs excursions à travers les sources extra-bibliques, ou encore dans l’échafaudage de théories acrobatiques. Mais cela fait, je prends mon repos dans Jean Chrysostome… » (1978,43-44).
Sa reconnaissance de dette n’empêche pas sa distanciation vis-à-vis des précurseurs. Meinrad Hebga applique le même souci de distance à ses propres sujets de recherches. L’objectivation ne garantit pas forcément l’objectivité ; mais qu’il s’agisse de la science ou de la foi, le processus de compréhension ne saurait réduire à l’assimilation. Meinrad Hebga (1978,47) s’appuie donc sur Henri de Lubac qui a identifié deux principales tentations chez le croyant, l’homme d’église et le chercheur :
- a)- la tentation d’assimilation qui conduirait le chercheur à se noyer dans son objet de recherche sous prétexte d’empathie ; et qui réduit certains prêtres à instrumentaliser l’Eglise, à la mettre à leur service en prétendant la servir.
- b)- la tentation critique «tapageuse », faite de provocations, et qu’il faut savoir débusquer « sous le déguisement du bien ».
Au regard de leurs objets, les travaux de Meinrad Hebga s’obligent à une distance méthodologique par esprit de mesure. Ils autorisent de penser que si pour la science la connaissance vit de distance médiatrice, pour la foi elle vit d’intermédiation. Dans un cas comme dans l’autre, la connaissance véritable se passe d’immédiateté.
Ces trois indications d’accès au savoir permettent à Meinrad Hebga de prendre en défaut les adeptes du « cartésianisme hautain »(1998,21), dont certains cèdent au mélange de genres en confondant leurs champs d’analyse. « Des théologiens amateurs et des hommes férus de vulgarisation scientifique invoquent gravement la science pour démontrer l’existence ou la non existence de Dieu. Il faut les renvoyer dos à dos et leur montrer qu’ils se meuvent, en réalité, sur le terrain de la métaphysique, mais absolument pas sur celui de la science. Or une métaphysique ne peut en réfuter une autre, puisqu’elles s’appuient toutes deux sur des arguments invérifiables par définition » (1978,15-16)
L’important ici n’est pas la dénonciation, mais la confirmation implicite que le savoir repose sur la fiabilité des arguments et non sur la résonance des arguties.
L’essentiel ne semble donc plus tant de connaître ou d’affirmer la somme de ses connaissances que de savoir connaître. En s’astreignant à l’application de quelques exigences méthodologiques sans nul besoin de les énoncer, Meinrad Hebga tient un discours pointilliste sur les techniques d’accès au savoir scientifique. Il n’aura pas eu besoin de dire le mot pour esquisser une épistémologie, une certaine conception de la science.
II-
Comme valeur de situation, la science ne se conçoit pas hors contexte. Meinrad Hebga (1978,86).ne conçoit pas de « pensée pure sans conditionnement ethnique, historique, politique ou idéologique » Toute connaissance s’enracine dans une époque, dans un milieu et dans une culture. A ce titre la théologie africaine - car elle existe, se veut « contextuelle ». « Le christianisme doit prouver dans les faits, qu’il sait devenir (…) congolais au Congo, nigérian au Nigeria, malgache à Madagascar et indien en Inde » (1978,61).
L’inculturation qui illustre concrètement cette option théorique en devient presque une opération agricole de marcottage. Elle bouscule certains conforts intellectuel ou idéologiques, mais le non conformisme qui la caractérise n’est pas de la non conformité. Le mystère de l’incarnation fonde ce choix, le Christ devant prendre corps pour et dans chaque « situation existentielle » (id. 82). La méfiance de Meinrad Hebga à l’égard des savants « bardés de scolastique, de kantisme, hégélianisme ou de toute autre philosophie étrangère » tient de ce souci d’enracinement et de mise en situation. Les Classiques avaient déjà disqualifié les connaissances livresques :
« Un prince dans un livre apprend mal son devoir
Les exemples vivants sont d’un autre pouvoir »
Mieux que des exemples vivants, Meinrad Hebga exige des exemples vécus : « Jésus Christ veut être Africain en Afrique » (id. 88), soutient-il à l’intention de tous ceux qui voudraient christianiser ce continent.
Comme défi de con-science et d’ex-istence, la science est créatrice de société en tant qu’elle est revendicatrice de partage. Quand il affirme que science sans conscience n’est que ruine de l’âme, Rabelais pose une question éthique que les recherches en génétique ont actualisée en ce début du troisième millénaire. Mais savoir exige de plus en plus de savoir avec, pour ainsi dire de con-savoir. Naguère, le savoir pour soi a érigé des tours d’ivoire ; il a été dénoncé comme tel pour avoir coupé le savant de son vécu socioculturel. Les jours des tours d’ivoire sont heureusement comptés, les éléphants menacés de disparition étant désormais une espèce protégée…
L’exigence de savoir avec, de savoir pour le partage, oblige donc à ex-ister, à sortir de soi et à se porter vers autrui. Il ne s’agit plus de cet autrui sartrien dont le regard « me vole mon univers ». Meinrad Hebga nous introduit dans un existentialisme où le regard d’autrui me fait, ou devrait me faire prendre conscience de ma propre existence. Dans cette optique, le savoir implique la communication et appelle la communion : il conduit celui qui en dispose à s’en dépouiller par esprit de partage. Cette disposition éloigne de cette manière de science où l’accumulation et la thésaurisation exacerbent un capitalisme scientifique qui fait parler des connaissances au pluriel. Au contraire elle préconise la kenosis[3], parce que la connaissance (au singulier) est une valeur qui permet d’aller au-delà de soi : c’est une valeur de transition, de rencontre et de partage[4].
Savoir c’est savoir avec, c’est con-savoir (Mit-weissen). Et toute science fiable est con-science. Nous pourrions parodier Rabelais : science sans con-science, savoir sans con-savoir n’est que ruine de l’homme. Aussi, est-ce comme impératif de communication au plan profane, et comme vocation de communion au plan de la foi que la science, par la kenosis qu’elle implique, s’appréhende dans «une double signification. Dieu n’est pas replié sur lui-même. Il est le Bien se communiquant », dit Meinrad Hebga.
Comme valeur de religion[5] au sens étymologique de ce terme, la science est un lien, qui s’épanouit comme un liant. D’où sa vertu de mise en rapport, de socialisation et de partage. Le rationnel doit être prolongé par le relationnel. Il n’est pas accidentel que dans ses travaux, Meinrad Hebga (1998) réserve une place de choix à Bergson et à Teilhard de Chardin.
Il s’agit en effet de rechercher des liens, des rapports qui jettent des passerelles entre ce qui affiche des apparences d’antagonisme ou des traits d’incompatibilité. Le fondement théorique de l’œuvre de Meinrad Hebga s’éclaire par cette disposition à établir des rapports inattendus ou contre nature, et partant des jointures iconoclastes - qui surgissent là où personne n’en soupçonnait ou n’en tolérait aucune. Il n’y aurait donc de savoir véritable qui ne soit un dépassement. Pour désigner cette technique d’accès à la connaissance, le lexique des nouvelles technologies de la communication parlerait de connectique. Mais un titre de Meinrad Hebga fonde à la nommer épistémologie des dépassements.
Ses champs d’application sont nombreux. Nous en avons retenus trois de bipolaires et, croyons-nous, d’essentiels : l’Inculturation, le Paranormal et le Pouvoir en Afrique.
III – CHAMPS D’EPREUVE
Les champs d’épreuve de cette épistémologie se rapprochent par leur bipolarité.
L’Inculturation nous situe dans le champ religieux de la foi chrétienne. Elle se pose comme marcottage[6]: la nécessité d’enraciner en Afrique le christianisme venu d’ailleurs. Ce n’est pas seulement deux régions géographiques, le Nord et le Sud qui doivent se reconnaître et s’accepter dans leurs spécificités. Pour leur «indispensable enracinement ontologique »[7], des hommes doivent incarner leurs cultures pour valoriser leur identité de créatures de Dieu. Passerelle, connectique ou dépassement, l’objectif consiste à :
- résorber «le décalage entre l’expression philosophique et culturelle de l’unique foi par rapport aux traditions familières à nos peuples » (1978,70)
- réduire «l’écartèlement entre les deux appartenances culturelles et religieuses mal intégrées » (1979,13)
- permettre aux croyants de réussir leur effort « d’unification intérieure » (1979, ibid.)
Le Paranormal interpelle le rationalisme dit cartésien. Le commerce suivi de Meinrad Hebga avec de nombreux philosophes occidentaux et Africains ouvre des promenades instructives entre le phénomène et le noumène, et prévoit « l’échec de toute pensée qui s’oppose le corps comme un objet »[8]. Le terme rwandais ubuzima, ou « union du principe vital avec le corps » (id. p.100), lui semble contribuer à rendre compte de l’expérience africaine où « la vie ne tombe pas formellement sous le sens, mais à travers une série de signes qui l’annoncent plutôt qu’ils la montrent. Elle se laisse deviner plus qu’elle ne se fait voir » (1998,108).
Ainsi, plutôt que de s’évertuer à démontrer des « évidences », Meinrad Hebga fait des incursions hardies dans cet ailleurs existentiel que le rationalisme méconnaît par ignorance, mais que la sémiologie valorise par une herméneutique du relationnel. D’où la place qu’il reconnaît au Ndimsi et la patiente minutie dont il entoure la démonstration que le visible et l’invisible sont les deux versants d’une même colline existentielle.
Le champ du pouvoir en Afrique est visité avec le même souci de pont entre deux entités éloignées : les gouvernants et les gouvernés. Dans un contexte où la communication détermine les rapports humains, les pouvoirs africains tiennent à « former » l’opinion quand ils devraient simplement l’« informer » Les dirigeants se sont arrogés « des pouvoirs discrétionnaires et autocratiques sur les personnes » dont ils gèrent les aspirations par la frustration, sans souci de comptabilité, ni de compte rendu.
Sans doute tout pouvoir vient–il de Dieu…Pour Meinrad Hebga, (1978,25), « les chefs doivent gouverner en ayant sous les yeux le compte sévère qu’ils auront à rendre à Dieu sur leur gestion. A eux aussi de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et aux personnes humaines ce qui leur revient de plein droit ». Mais c’est en vain que l’essayiste scrute le ciel pour percevoir quelque lien entre le sommet du pouvoir et les populations à la base. Meinrad Hebga se résout à constater que le pouvoir en Afrique s’exerce sans foi, par des décisions dont la plupart riment avec déraison.
Un tel hiatus est révoltant ; mais ce constat de hiatus ne dément en rien la pertinence de l’épistémologie du dépassement, théorie du lien et du rapport, dont le souci d’articulation[9] et de jointure a permis d’identifier la rupture entre les détenteurs du pouvoir en Afrique, et les populations africaines.
Ces trois champs bipolaires retenus à titre indicatif, et la méthodologie du dépassement de cette bipolarité, permettent de relever que dans les travaux de Meinrad Hebga, l’objet et la méthode s’éclairent mutuellement comme par un jeu de miroirs.
DEUX MIROIRS : UN SENS
Il ne s’agit pas de simples reflets lumineux éblouissants. Chacun observe qu’il ne s’agit guère de réflexes non plus. La correspondance entre l’objet et la méthode appliquée à son étude procède d’une réflexion qui enrichit la pensée d’un sens nouveau. C’est comme signification inédite et comme orientation osée que ce sens nouveau nous interpelle. Meinrad Hebga invite, en réalité il incite - à penser sa prière, à penser son action, à vivre son rêve quand il serait si confortable de se limiter à rêver sa vie. La connaissance qu’il affectionne est celle qui émane de la réalité et qui, en retour, transforme ladite réalité. Les scientifiques traditionnels se préoccupent de leur impact sur la science. Loin de revendiquer le titre de scientifique, Meinrad Hebga (1998,18) rechercherait plutôt « l’impact de la connaissance » sur notre quotidien existentiel, tel que le prospectiviste Peter Drücker (1970) l’envisage dans l’optique de l’économie de la connaissance propre à notre monde en mutation.
Pour ne pas conclure…
Nous voudrions solliciter Charles Péguy, qui fut aussi un catholique pas très catholique. Lui aussi fonctionnait par ruptures et jointures, se préoccupait d’articuler et non de juxtaposer, se souciait de continuité en dépassement des contiguïtés. Il privilégiait le sens du lien qu’il nommait ligature.
A ceux qui opposaient le temporel et le spirituel, Péguy répondait que « le spirituel est couché sur le lit de camp du temporel ». A ceux qui percevaient des rapports conflictuels entre l’âme et le corps, il répondait qu’« on ne se sauve pas seul : toute âme qui se sauve sauve son corps ; tout corps qui se perd entraîne la perte de son âme ». Meinrad Hebga rejette avec constance toute connaissance désincarnée, non ancrée et non située. Pour avancer vers l’autre, il faut d’abord être soi. Quant à la foi, il montre à suffisance qu’il faut déjà valider un là existentiel pour valablement postuler un au-delà spirituel. Car il n’existe d’ailleurs qu’en référence avec l’ici.
Enfin, Charles Péguy n’a pas seulement stigmatisé les savants de
L’empirisme participe du naturel, de cette spontanéité innée et originelle qui ne va point sans une certaine naïveté. Meinrad Hebga en tient compte, mais ne s’arrête pas à cette connaissance immédiate de « première vue…». Il s’en éloigne même prestement au profit d’un mode de connaissance plus élaboré, dit scientifique.
Mais comme Péguy, il se méfie des savants et décline tout statut de scientifique. Il dépasse donc ce deuxième âge de la science cumulative et hautaine au profit du troisième âge où la connaissance et le savoir participent du kenosis, de ce dépouillement et de cette modestie qui ramènent le savant aux valeurs d’enfance. Péguy désigne ce troisième âge par le terme compétence : « Il se produit ici un phénomène analogue à celui par lequel on sait que l’homme mûr (…) se rappelle avec une secrète prédilection l’âge de l’innocence et de sa candeur première et la préfère secrètement à l’âge des prétendues révélations scientifiques » (Péguy,
Comparaison n’est certes pas raison. Mais nous aurions voulu partager cette convergence entre deux personnalités aussi éloignées par leurs cultures, par leurs temps et par leurs vocations. Cette convergence s’observe jusque dans le pointillisme méthodologique de l’un et de l’autre. C’est ainsi que de l’épistémologie du dépassement à la couverture des trois âges de la connaissance, Meinrad Hebga trace, comme Charles Péguy, un itinéraire jalonné de ruptures scientifiques et de jointures iconoclastes. Il n’est pas inutile de souligner qu’entre Péguy et Meinrad Hebga, il s’agit d’une convergence fortuite, non d’un rapport d’influence.
En cette période de post-modernisme où les particularismes humains et les spécificités sociales cristallisent des exceptions culturelles et exacerbent des juxtapositions génératrices d’exclusions plurielles, l’épistémologie des dépassements, la méthodologie des passerelles, n’est pas la moindre des moissons que les travaux de Meinrad Hebga permettent d’engranger.
Les savants affirment qu’une œuvre accomplie s’évalue à l’adéquation entre l’objet d’étude et la méthode qui lui est appliquée.
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
HEBGA (Meinrad Pierre) –
2005 - Apprends-nous à prier, Document Ephphata, 4è édition, Sept. 2005, 56p.
1998 – Rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux,
Paris, L’harmattan, 364 p.
1995 – Afrique de la raison Afrique de la foi, Paris, Karthala, 207 p.
1982 – Sorcellerie et Prière de délivrance, Présence africaine et Inades Edition, 215 p
1979 - Sorcellerie, Chimère dangereuse… ? Abidjan, Inades Edition, 118 p.
1978 – Dépassements, Paris, Présence africaine, 89 p.
1976 – Emancipation d’Eglises sous-tutelle, Paris, Présence africaine, 174 p.
Autres
1970 - Drücker (Peter) -
1978 - Mbock (Charly Gabriel) – L’Enfance et le mythe des origines
dans l’œuvre de Charles Péguy, Thèse de 3è cycle, Paris, Sorbonne Nouvelle, 273 p.
Péguy (Charles) –
[1] « Il faut pourtant être prudent et ne pas ajouter foi aux charlatans qui répandent et vendent leurs théories ridicules sur l’efficacité des différents psaumes… », in Apprends-nous à prier, Doc. Ephphata, Sept. 2005,p.4
[2] Cf. Mbock (C.G) – « L’esprit de culture dans les essais philosophiques d’Ebénézer Njoh Mouelle », in Cameroun : le défi libéral, Paris, L’Harmattan, 1990, 214p.
[3] « Action de se vider de soi, de se dépouiller » (1978,66)
[4] Il y aurait beaucoup à dire à ce propos sur les philosophies du mouvement ou de la rencontre telles que le personnalisme, l’existentialisme ou le hégélianisme. L’on y rencontrerait Heidegger, Kierkegaard, Jean Wahl, Mounier, Bergson, Teilhard de Chardin, etc…
[5] Etymologie traditionnelle : religio (lien), relegere (rassembler)
[6] « L’image qui rendrait le mieux l’idée d’inculturation serait la suivante : sans couper une branche du tronc d’un arbuste, on l’abaisse pour l’enfouir en terre. C’est seulement lorsqu’elle a poussé des racines adventices qu’on la sépare de la plante mère », cf. Dépassements, 1978,57)
[7] Marc Leclerc, cité dans Rationalité…, p. 17
[8] P. Ricoeur, 1947,98, cité dans Rationalité… p.97.
[9] Marc Leclerc « Articuler véritablement : non pas confondre les plans ni réduire finalement l’une à l’autre, comme dans les tentatives antithétiques de Comte et Hegel ; non pas juxtaposer non plus comme c’est le cas chez Kant ou Leibniz », cité in Rationalité… p. 16, note 12