Il est difficile de parler d’introduction dans un propos sur un ouvrage qui est, lui-même, une introduction. Mais à quoi introduit Bernard Hadjadj ?
Il se sert de Haïti comme prétexte pour explorer la problématique d’un avènement que devrait diligenter une gestion maîtrisée du temps, des temps et des conjugaisons. Cet ouvrage fait signe comme grammaire d’une vie en impatience d’existence. C’est en quoi il s’y pose la question de savoir comment nous autres Haïtiens, entendez vous et moi, pourrions transformer le futur en avenir.
Puisqu’il s’agit des temps et de la conjugaison, relevons que Bernard Hadjadj remonte à un passé composé de violences diverses, aussi atroces les unes que les autres. Cette dimension historique et descriptive de son œuvre n’est pas la plus importante, puisque malgré l’escamotage de l’histoire pour cause d’institutionnalisation de l’amnésie, chacun s’en est fait une idée dans son esprit à défaut d’en sentir la morsure dans sa chair. Et pour Lévinas que cite l’auteur, la violence consiste « à faire accomplir des actes qui vont détruire la possibilité d’acte ».
La violence se découvre comme un empêchement d’existence, processus dont l’objectif est d’organiser les impossibilités par l’entrave de toute possibilité.
Cet héritage de violences et de violations plurielles a fini par forger une psychologie à ses victimes : les spécialistes enseignent donc régulièrement que l’enfant qui a été violenté s’expose à violente, et que l’esclave sera tenté d’esclavagiser ; pour l’avoir subi, tous trouveraient « normal », certains disent « conséquent » et « logique » que la vie ne soit qu’un viol permanent de l’autre. Et ce serait l’une des multiples explications de la cohorte des dictatures dont Haïti est victime. Une fois au pouvoir, des esclaves libérés rétabliront l’esclavage, presque naturellement.
Parce que ce passé composé de violences n’aura donc pu produire qu’un présent en décomposition. Les tableaux poignants et les rappels vécus présentés au lecteur établissent au concret ce que Césaire a décrit par ses fulgurances poétiques. Il faut avoir vu ou lu Frankétienne pour prendre la mesure du volcanisme d’une écriture ou d’une peinture qui ne fait que recracher les laves par lesquelles ce présent est néantisé.
D’où, pour B. Hadjadj, « l’impératif de devenir acteur…». Non plus subir l’Histoire, mais la produire. Cependant s’il est possible d’être, je pourrais être. Je serai. Mais est-ce parce que je suis que nous sommes pour autant ? Pour l’auteur, devenir acteur consisterait à naître de la conjugaison[1] qui fait du passé composé et du présent en décomposition un compost de germination pour un être recomposé et composite qui se définit par la solidarité.
Il semble à l’essayiste que le plus grave préjudice pour un homme et pour son peuple c’est l’insularité existentielle : si vous êtes une île, vous n’existez pas, vous végétez. Pour être l’an prochain à Port-au-Prince, il est urgent de construire un radeau pour rejoindre l’autre et autrui afin de sortir de cette végétation insulaire.
Il faut adhérer à un humanisme de passerelle.
Par passerelle, nous entendons cette attitude d’ouverture et de réceptivité qui incite l’auteur à jeter un pont entre le peuple juif et le peuple haïtien. « La similitude entre le destin des Hébreux et des Haïtiens m’est apparu comme une évidence » (p. 6). Comparaison n’étant pas raison, l’homogénéité originelle du peuple juif n’est pas comparable à la disparité originelle des Haïtiens. Et s’il y a à l’évidence un peuple juif, on peut se demander s’il existe déjà un peuple haïtien, au regard de « cette foule qui ne sait pas faire foule » (Césaire).
Ce pont peut bien n’être qu’un simple pont de singes, aussi branlant que précaire, mais B. Hadjadj y croit si ferme qu’il a vu naître un personnage hybride, mélange d’Hébreu et de Haïtien : L’Hébraïtien. Pourquoi a-t-il cru devoir oser un tel croisement à l’heure ou la génétique pose des problèmes d’éthique ?
Parce que « Je » suppose «Tu ». Parce que « l’homme devient « je au contact du Tu » dit-il à la suite de Martin Buber (p.3). L’impératif de devenir exhorte de dépasser le rationnel pour le relationnel. Alors, « Tu » révèle le « Je » en dépassement du « Moi » déjà fort haïssable chez Pascal.
Parce que le « pour soi » exacerbe ce moi, il cultive l’inexistence de soi. Alors que c’est par la prise de conscience d’autrui qu’on « ex-iste » véritablement, qu’on peut sortir de soi pour s’accomplir : non point dans une immersion suicidaire dans l’autre, mais par une confrontation génératrice de convergences inédites.
En effet, l’essayiste s’appuie sur une « tension permanente et féconde entre fidélité et utopie. Entre singulier et pluriel, entre particularisme et universalisme » (p.9) Et il conclut : » l’essentiel est de cheminer vers les autres dans le respect réciproque et d’avancer ensemble vers des valeurs profondément humaines partagées, sans pour autant que les uns soient réductibles aux autres » (p. 6).
Ex-ister ? Emmanuel Mounier, le Personnaliste, Jean Paul Sartre l’Existentialiste et Henri Bergson le Mouvant sont passés par là, encore que nous pourrions évoquer Teilhard de Chardin…Certes nous sommes quelque peu éloigné du regard sartrien où « autrui me vole mon univers…», mais le défi existentialiste demeure entier, dans l’exacte mesure où le principe sartrien selon lequel « l’homme n’est que ce qu’il se fait » correspond au « Lekh Lekha » qui, en hébreu, signifie : « va vers toi-même ».
Dans cette pulsion créatrice de soi, B. Hadjadj interroge sévèrement les religions et les rites qui se réclament du surnaturel. Malgré l’étymologie, il se demande si les religions relient vraiment, ou si elles constituent plutôt des entraves à l’avènement des acteurs en société.
Il lui semble en effet que la plupart cultivent et se fondent sur l’essentialisme, le fatalisme et le défaitisme. Or « le fatalisme, dit-il, conduit à l’inaction et donc à une attitude spectatrice et non critique face au présent tout en obérant toute œuvre future » (p. 44).
Nous ne sommes donc sorti ni de la grammaire de la vie, ni des temps, ni de leur conjugaison. Et parce que ni le présent ni le futur ne sont correctement conjugués, vous entendrez chez nous à Haïti : « Bondiè bon, seul Jésus capab » (p. 47). L’essayiste va donc interpeller le charlatanisme religieux et les sociétés secrètes. Hannah Arendt débusque ces dernières à la source des totalitarismes ; il faut l’écouter : « les sociétés secrètes (…) adoptent une stratégie de mensonge cohérent pour tromper les masses extérieures non initiées, exigent une obéissance aveugle de leurs membres, unis par l’allégeance à un chef souvent inconnu et toujours mystérieux… Avec les sociétés secrètes, les mouvements totalitaires ont aussi en commun la division dualiste du monde entre les « frères de sang jurés » et une masse indistincte, inarticulée, d’ennemis jurés » (cf. Les Origines du totalitarisme, Eichman à Jérusalem. citée p. 90)
Dans le même souci de mise au point en matière de religiosité, B. Hadjadj s’inspire de Kierkegaard et fait une distinction sévère entre le christianisme originel et le christianisme productiviste et de conquête où « un prêtre, au nom de Dieu, bénit le poignard ». (cf. p.98)
Tout le monde n’est pas obligé de se révolter. Mais l’essayiste estime que pour son avènement comme acteur producteur d’avenir, l’Hébraïtien ne peut naître que d’une rupture.
Il lui incombe de rompre avec les mimétismes et autres singeries aux divers plans administratif, économique, organisationnel et linguistique, le mimétisme linguistique n’étant, selon la forte expression de Jean Claude Bajeux, qu’une « claudication verbomotrice ».(cf. p.57).
Rupture avec la différenciation sociale, dont l’une des manifestations est « le Combité », ou pour un « échange inégal » le travail est organisé de manière à offrir un travail valorisant aux uns, toujours les mêmes, en imposant une corvée déshumanisante aux autres, toujours les mêmes. (p.20 et suiv.)
Dans cette dynamique de rupture, il s’agit de faire tomber le mur qui fragmente la société en espaces publics et privés, réservant du même fait l’opulence aux uns et les privations aux autres. Car c’est précisément de cet espace public que sont exclues les populations. Et c’est à partir de cet espace public que l’Etat se fait contre
L’impératif de rupture est indispensable à l’avènement de la liberté comme clé politique du "Tèt ensemb" (Etre ensemble). La liberté personnelle est nécessaire à la conquête de la liberté collective, en vue d’une action sociale coordonnée. B. Hadjadj reprend volontiers Cornélius Castoriadis : « Nous voulons la liberté pour elle-même certes, mais aussi pour pouvoir faire des choses. Si l’on ne peut ou ne veut rien faire, la liberté devient pure figure vide » (cf. note p. 16) Dans
Cette liberté pour l’action ne s’exerce cependant avec fruit que si l’on partage le syndrome de Moïse, à savoir : « renoncer à être le contemporain de l’aboutissement, agir sans entrer en Terre Promise ». La raison en est qu’il faut savoir s’oublier pour devenir inoubliable…
Rendu à ce niveau de notre lecture, la question resurgit : le futur haïtien a-t-il un avenir ?
Cette question est lancinante, face à un Etat qui semble avoir démissionné de la presque totalité de ses missions sociales. Prenons l’éducation à titre illustratif. « L’éducation, dit Emile Durkheim, répond avant tout à des nécessités sociales » (cité, p.) Or dans un Etat démissionnaire, l’analphabétisme semble organisé; et l’école semble devenir une usine d’analphabètes parce qu’on s’est satisfait de la scolarisation alors que la nation a besoin d’instruction. Mais quand on est un pays sans société, à quoi diable peut-on bien éduquer, pourrait-on se demander ? Tout laisse donc craindre que les pouvoirs ne travaillent qu’à prolonger subtilement la politique coloniale résumée en 1988 par Jean Fouchard dans Les Marrons du syllabaire: « le gouvernement français a reconnu que la nécessité d’étendre et de généraliser l’instruction est incompatible avec l’existence de nos colonies qui reposent sur l’esclavage et la distinction de couleurs…Ce serait donc imprudence bien dangereuse de tolérer des écoles pour les nègres et les gens de couleurs » (cité, p. 70)
Au terme d’un tel tableau, Fleury Féquière semble fondé à déclarer qu’il est « honteux qu’à l’état indépendant, nous comprenions si mal nos obligations essentielles envers nous-mêmes » cité p.70.
Mais entre l’Etat devenu démissionnaire après s’être voulu providentiel, entre le christianisme productiviste et la production économique concrète d’un Hébraïtien artisan de son destin, nous voudrions écouter Rabbi Yohannan : « Si tu es en train de planter un olivier et qu’on t’annonce l’arrivée du messie, achève d’abord de planter ton olivier, et ensuite seulement, va accueillir le Messie » (cité par Thomas Madiou, p. 48).
Mais l’incontournable Hugo l’a dit : « quand je vous parle de moi, je vous parle de vous, Oh insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ». L’humanisme de passerelle implique que chacun se porte vers l’autre et se reconnaisse en autrui. En sortant de ma lecture, je me suis surpris à observer que tout vécu d’humaniste parle à toute l’humanité. Car en plus de Camus qui expliquait par l’absurde le statut d’exclus subi par L’Etranger, l’ouvrage de B. Hadjadj rappelle le mot de Térence : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».
Pour ne pas conclure, puisque ce livre est une introduction, je voudrais rappeler que Thalès fut un jour moqué par sa gouvernante : à force de scruter le ciel et les étoiles, son maître tomba dans un trou. « Maître, lui dit-elle, au lieu de regarder si loin, que ne regardez-vous où vous posez vos pieds » ! C’est probablement à ce genre de chutes que nous devons un théorème.
Mais je demande à B. Hadjadj pourquoi il nous parle d’un village aussi lointain alors qu’il lui suffisait de parler du pays où il réside en ce moment ?
Nous attendons le Tome II : L’an prochain à Yaoundé…