samedi 17 mars 2007

Quelle africanité pour l'écriture littéraire en Afrique?

UNIVERSITE DE PARIS IV- SORBONNE
CENTRE INTERNATIONAL D’ETUDES FRANCOPHONES

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FIGURES TUTELAIRES ET TEXTES FONDATEURS

Colloque International
Paris, 4, 5, 6 octobre 2006

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Quelle africanité
pour l’écriture littéraire en Afrique ?






Par Charly Gabriel MBOCK
Anthropologue

Cinquante ans après le premier Congrès des Ecrivains et des Artistes Noirs tenu à la Sorbonne, toute invitation reçue de la Sorbonne par un écrivain d’Afrique pour un colloque sur la littérature contemporaine vaut interpellation évaluative au regard de certaines préoccupations fondatrices des pionniers de 1956.

Leurs multiples combats pour une libération non moins multiforme comportaient un volet culturel visible au front de la créativité artistique et littéraire qu’ils ont su lier à la valorisation des langues africaines.

Le parcours de l’écriture littéraire dans l’Afrique dite francophone présente-t-il quelques réponses à certaines de ces préoccupations quinquagénaires? Ces réponses, s’il s’en trouve, ouvrent-elles une nouvelle ère de créativité littéraire ou, de manière générale, un nouvel horizon culturel pour l’Afrique ?

En partant de la créativité littéraire, nous voudrions exprimer un souci de mémoire, esquisser une évaluation et risquer une manière de prospective.

A- TUTELLE OU TUTEURAGE ?

Rappelons-nous que les pionniers de 1956 avaient pris option de desserrer l’étau politique et culturel dont tous se savaient victimes. Ils ployaient sous la tutelle du colonisateur, formés qu’ils étaient à ne produire que des œuvres de tutelle, écrites dans la langue de tutelle et soumises à la sanction discrétionnaire de la tutelle.

Aimé Césaire (1959,118) souligne que dans la société coloniale la hiérarchie entre maître et serviteur se prolonge par une hiérarchie entre créateur et consommateur ; il fait de toute création « une participation à un combat libérateur ». De son côté, Alioune Diop soutient qu’il faut « désoccidentaliser pour universaliser». Pour sa part, Frantz Fanon stigmatise« l’oblitération culturelle ».

Pour s’être ainsi dressés contre une tutelle tentaculaire, ces pionniers auraient sans doute été les derniers à s’accommoder de l’esprit de tutelle. Il nous semble qu’ils avaient plutôt fait un choix de tuteurage, pour laisser à leurs semences la possibilité de lever. Pour eux, c’était l’une des manières de « rendre l’initiative historique » à ceux à qui le régime colonial s’était « donné pour mission » de la ravir (Césaire, op.cit)

Ces pères fondateurs ont donc explicitement situé la production culturelle au centre du combat pour la libération politique. Alioune Diop percevra entre la politique et la culture un lien qu’il affirme « naturel ». Fort de cette imbrication, il installe la création culturelle au cœur du vécu social et en conclut que « l’œuvre littéraire la plus universelle ne vaut que grâce aux hommes qui en vivent » (1959,5). Dix ans plus tôt, Cheikh Anta Diop (1948) s’interrogeant sur la renaissance africaine parlait déjà de l’oeuvre littéraire en termes « d’idées utiles à la collectivité » de l’écrivain .

Nous croyons y déceler l’esquisse d’une théorie littéraire susceptible de baliser l’écriture en Afrique noire : l’œuvre littéraire n’existerait ainsi qu’en situation, à partir des réalités humaines spécifiques et en direction des hommes qui l’ont inspirée et à qui elle parle. Car dans ce continent où tout reste à bâtir, l’écriture littéraire recherche des mots qui soient autant de truelles.

Au-delà des chapelles et des écoles, la proposition théorique ainsi esquissée nous rappelle à l’homme, à l’humain - comme terreau de toute production littéraire à vocation universelle. Il en découle qu’il n’est point d’universel qui ne se nourrisse de spécificités. En matière de culture, l’universalité est fille de particularités humaines et de spécificités sociales vécues par des hommes donnés, situés dans un espace et dans un temps donnés. Dans cette conception, le fait culturel, bien plus porteur que sa théorie, vaut son pesant d’homme par sa charge sociale.

De nombreux critiques littéraires se sont intéressés aux rapports entre la littérature et la société . Mais si le testament est bien celui des précurseurs de la littérature contemporaine en Afrique, comment les écrivains d’Afrique ont-ils assumé cet héritage? Existe-t-il des repères susceptibles de retracer un quelconque itinéraire?

B- QUELS REPERES ?

Une telle incursion évaluative est une gageure qui ne peut s’esquisser qu’à grands traits, encore que de manière injuste. Elle conduit du continentalisme au nationalisme littéraire, et annonce ce qui aurait pu être une littérature nationale - laquelle a ses exigences propres.

Les précurseurs de la littérature contemporaine en Afrique ont dû se réfugier dans le continentalisme littéraire : les terres africaines sous la tutelle coloniale n’existaient pas encore comme nations dites souveraines; et faute de se voir reconnaître un territoire, les pères fondateurs se sont constitués en symboles d’une race. Leur production s’est donc étroitement associée à la couleur qu’ils affichaient. L’Afrique ayant été méconnue comme entité géographique au seul profit de la couleur de ceux qui en sortaient, la littérature de ces « hommes de couleur » ne pouvait être qu’une littérature de couleur. Le bon sens n’a donc même plus été frustré qu’en 1974 encore, Jacques Chevrier ait cru devoir en donner confirmation en publiant Littérature nègre.

C’est que dans les représentations collectives de l’Occident, et même chez les Occidentaux instruits, « africain » signifie d’abord « noir ». Littérature « africaine » signifie littérature des Noirs : la couleur noire est le seul territoire que l’Occident consent aux Africains, la seule nationalité dont le Blanc tolère la revendication.

Une telle cristallisation de la couleur ne pouvait que révolter l’intelligence : les Noirs ont donc entrepris des recherches (historiques, linguistiques, sociologiques et chimiques) pour lever de graves équivoques et rattraper de bien dangereuses contrevérités. La Société Africaine de Culture a été créée ; son élargissement aux Noirs de la diaspora en a fait la Société Culturelle du Monde Noir. Cette dernière dénomination prouve que les Noirs eux-mêmes ont fini par s’enclaver dans leur couleur ; ils ont fini par racialiser la culture, sans doute par riposte au racisme culturel dont ils étaient victimes. Ils ont dit littérature « négro-africaine » pour désigner la littérature des Noirs. Ils ont dû opposer la culture noire à la culture blanche.

Le conflit s’est ainsi déplacé de la culture à la couleur : le déterminant « africain » ne s’est pas opposé à « européen » mais à « blanc ».

Cette dérive a été entretenue par manoeuvre politicienne : il fallait enfermer les Africains dans une globalisation par la couleur, pour ne pas leur laisser l’occasion de s’apercevoir de leurs différences culturelles, lesquelles auraient inspiré la recherche de leur unité culturelle. Les entraves farouchement opposées aux travaux de Cheikh Anta Diop confirment que loin d’être accidentel, cet enfermement dans une couleur globalisante était une stratégie mûrement réfléchie - que dire, un complot patiemment ourdi. Pour Frantz Fanon « ce qu’on cherche en englobant les Nègres sous le terme « peuple noir » c’est à leur enlever toute possibilité d’expression individuelle ».

Mais dès que le terme « africain » a commencé à renvoyer à une terre qu’on pouvait borner, exploiter et défendre contre l’envahisseur, les écrivains d’Afrique sont passés du continentalisme inoffensif au nationalisme revendicatif. Cette fois, les Occidentaux se sont bien gardé d’encourager la globalisation des nationalistes : il ne fallait surtout plus tolérer la moindre perspective de rapprochement, prémisse à une unité par laquelle les Africains auraient poussé l’envahisseur à la mer. Le changement de politique s’est fait radical : hier, l’on englobait les Africains par la couleur pour les subjuguer. Désormais, on va les distinguer par leurs spécificités culturelles, toujours pour les subjuguer. L’Afrique doit sa balkanisation à cette manœuvre politicienne d’inspiration culturelle.

C’est dans cet état de fragmentation géographique, sociale et culturelle que des indépendances relatives consenties à certains pays d’Afrique en ont fait ce qu’on a généreusement baptisé des « nations ». La question culturelle s’étant vite posée à ces jeunes « nations nègres », leurs écrivains se sont immédiatement interrogés sur le passage de la littérature nationaliste à une littérature nationale.

C- LITTERATURES NATIONALES EN AFRIQUE : QUELLES LANGUES?

Alioune Diop a conditionné l’universalité de l’œuvre littéraire par l’humain qu’elle exprime et par les hommes à qui elle parle. Si l’on admet avec lui que ce sont les peuples qui garantissent le dynamisme des œuvres littéraires, l’on comprendra pourquoi toute littérature est essentiellement tributaire de la langue des hommes et des peuples qu’elle exprime. « Parler une langue, disait Fanon, c’est assumer un monde,une culture » (1952,30). Dans un titre évocateur, La Voie royale : essai sur l’idée de peuple chez Michelet, Paul Viallaneix (1959,128) s’en doutait qui déclarait que « la vigueur d’un groupe social implique la persistance du langage qu’il a toujours parlé ; qui emprunte la langue d’un autre avoue son déclin et annonce sa perte ».

Ce constat est d’une vérité insoutenable pour les Africains dont il consigne le déclin culturel. L’indépendance culturelle, préalable à l’indépendance économique, se gagne ou se perd sur le terrain linguistique. Les multiples actions entreprises à grands frais pour convaincre les Africains de l’inaptitude de leurs langues à l’expression culturelle ne sont donc pas des entreprises philanthropiques. Leur vocation est d’entrave et non de stimulation. Ceux qui les engagent s’en doutent, parce qu’ils reconnaissent volontiers avec Alain que « qui saurait parfaitement sa langue saurait tout sur l’homme ».

L’éclosion des littératures nationales en Afrique est donc conditionnée par la production d’œuvres littéraires en langues nationales. En dehors de ce saut culturel qualitatif, l’Afrique se réduira aux littératures dites africaines, mais « de langue ou d’expression » anglaise, espagnole, française, portugaise, …alors qu’il ne vient à l’idée de personne qu’on puisse seulement concevoir l’existence d’une littérature française « de langue ou d’expression » russe, anglaise ou danoise…

Cette question n’est pas secondaire pour l’écrivain d’une Afrique qui a subi une « oblitération culturelle » sur fond de détournement ou de dévoiement linguistique. Car pour incruster sa propre langue et diligenter la déportation linguistique des Africains, l’autre a su multiplier des obstacles et amplifier des épouvantails. Or c’est toujours en fonction de la maîtrise qu’il a de sa langue que l’écrivain est reconnu, qu’il vienne d’Afrique ou d’ailleurs.

Deux exemples l’attestent.

a) - Aimé Césaire peut toujours, sans conteste, être un immense poète. Pour André Breton, il est avant tout « un noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un blanc pour la manier » (Préface au Cahier…). Il semble que c’était un éloge ! Il est instructif qu’un écrivain avant-gardiste - pour l’époque - comme Breton, n’ait pu échapper au colorisme culturel. A ses yeux, Césaire même n’est d’abord ni un homme, ni un poète : c’est un Noir. Et ce Noir n’est évalué qu’en fonction de la maîtrise qu’il a et qu’il affiche de la langue qu’il utilise, laquelle se trouve être, comme de bien entendu, la langue nationale d’André Breton.

b) - Fort étonnamment, Jean Paul Sartre privilégie tout aussi la couleur et la langue. La langue de colonisation lui semble si bien maîtrisée qu’il cesse d’être vrai « que le Noir s’exprime dans une langue étrangère, puisqu’on lui enseigne le français dès son jeune âge et puisqu’il est parfaitement à son aise dès qu’il parle, pense en technicien, en savant ou en politique. Il faudrait plutôt parler du décalage léger et constant qui sépare ce qu’il dit de ce qu’il voulait dire, dès qu’il parle de lui. Il lui semble qu’un esprit septentrional lui vole ses idées, les infléchit (…) que les mots blancs boivent sa pensée comme le sable le sang » ( Orphée Noir, 1969) .

Relevons en passant que la science et la politique, valeurs alors réputées mais en fait prétendues étrangères aux Noirs, peuvent s’appréhender par l’apprentissage de la langue coloniale tout aussi étrangère. L’école y pourvoit à satisfaction pour ceux dont Césaire a su dire qu’ils « n’ont inventé ni la poudre, ni le canon ». Mais que le Noir se risque à exprimer ce qui lui est intime et personnel, qu’il s’aventure dans l’expression littéraire ou plus généralement culturelle, alors l’essentiel de ce qu’il est lui échappe.

Le drame de l’écrivain africain désireux de produire une œuvre littéraire nationale est donc un drame linguistique, à cause du vampirisme des langues qui lui viennent du Nord. Car ces langues ne s’affublent du tablier de servantes que pour laisser leur usager exsangue. L’observation de Sartre établit qu’en matière de langue, apprendre c’est se faire prendre. Il n’y avait sans doute pas mieux avisé que Sartre pour diagnostiquer l’anémie culturelle des écrivains africains.

L’on pourrait donc aisément en convenir : s’il existe déjà des productions littéraires en Afrique, il n’est pas encore établi qu’il s’agit de littérature africaine. Cette dernière, pour exister comme telle, attend d’être nourrie des littératures nationales produites en langues nationales. En dehors de cette exigence culturelle, l’Afrique aura souscrit à sa propre « émaciation » culturelle (F. Fanon, 1959,83).

Dans ces conditions, l’on se demandera longtemps si l’œuvre d’un Césaire est noire, africaine, antillaise ou française?

Sourire à cette question, c’est choisir d’oublier que personne ne se demande si l’œuvre d’un Baudelaire est blanche, ou française. Les Lettres Persanes de Montesquieu ne sont pas plus persanes que Les Lettres portugaises ne sont portugaises : elles le sont par cette valeur de fiction dont Todorov caractérise toute œuvre littéraire ; mais elles demeurent françaises par leur matérialité linguistique. La langue d’écriture scelle résolument la nationalité de l’œuvre littéraire. Pour Cheikh Anta Diop : « toute œuvre littéraire appartient nécessairement à la langue dans laquelle elle a été écrite ».

D’où la question fondatrice qu’il a posée et qui, cinquante ans après, taraude l’écrivain africain: « Pourquoi et pour qui écrivons-nous ? »





D- POURQUOI, POUR QUI ?

Cheikh Anta Diop (1981) a stigmatisé l’extraversion culturelle des écrivains d’Afrique : « c’est à un public européen qu’ils s’adressent essentiellement,(…)leur but est de briller aux yeux des Européens, tout en défendant accessoirement une cause africaine (…) De tels littérateurs concentrent tous leurs efforts à rendre leurs écrits intelligibles, non aux Africains, mais aux Européens, comme si leur but était de forcer la considération de ces derniers ; ce qui est pour le moins puéril ». A ses yeux, la langue est« à chaque stade de son évolution, un système clos qui se suffit à lui-même pour exprimer tout l’univers perçu par le sujet pensant » .

La langue s’impose ainsi comme le sang des cultures, l’encre de toute écriture à vocation littéraire. Et sauf option de vampirisme culturel, tout homme et toute femme de culture pourrait, littéralement, s’ingénier à rencontrer d’autres hommes et d’autres femmes de culture par leurs langues d’expression culturelle. Meinrad Hebga (1956,305,306) exhortait à cela, en insistant sur le caractère « irréductible » des cultures les unes par rapport aux autres. Le fait pour certains hommes et femmes de culture de ne pas connaître les langues arabo-asiatiques ou africaines ne lui semblait nullement une « supériorité », mais « une remarquable ignorance ». C’était en 1956, et à la Sorbonne, au premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs.

En traduisant quelques textes scientifiques et culturels majeurs en une langue africaine, Cheikh Anta Diop (1979) a disqualifié les arguties sur l’inaptitude de langues d’Afrique à véhiculer des concepts culturels ou scientifiques. Les milieux scientifiques modernes établissent du reste qu’en matière de science et de culture, il n’existe pas de langue sans emprunt ni néologisme. L’Afrique littéraire et culturelle aurait donc tort d’espérer des langues des autres qu’elles se sabordent, ou que leurs locuteurs et féroces promoteurs se suicident par amitié pour elle.

E - UNE EXCEPTION CULTURELLE AFRICAINE ?

Pour cette Afrique régulièrement instrumentalisée dans la corrida mondiale des exceptions culturelles, écrire, décrier et s’écrier ne deviennent pas simplement synonymes : ils s’érigent en autant de mots d’ordre en impatience de concrétisation. L’exception culturelle de l’Afrique est une urgence à valoriser en manière de prospective. Ce chantier s’impatiente d’être promu par ceux des Africains qui savent encore écrire. Le tuteurage des pionniers s’impose comme la flèche à suivre, et l’objectif à réaliser par des actes matériels d’écriture littéraire en langues africaines. Il y va de l’africanité de l’écriture littéraire en Afrique (cf. Mbock, 1999).

Cette piste se justifie de ce que l’écriture littéraire n’est pas un simple exercice de style. De nombreux travaux et une pratique certaine de l’écriture confirment que « l’écriture est une fonction(…) le rapport entre la création et la société(…) le langage littéraire transformé par sa destination sociale(…) la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire » (Barthes,1953,17).

Quarante ans après Roland Barthes, Simon Battestini (1997, 383, 435) estime que « l’écrit au sens sémiotique(…) ouvre sur la notion de texture, de tissu social, de vécu d’une trame de contraintes acceptées et de chaîne de pulsions imaginatives possibles pour une culture donnée ». Toute analyse et interprétation de ce type d’écriture lui fait proposer une « mise en relations du texte linguistique avec le texte culturel ».

Tant pour sa production que pour son éclairage, toute écriture littéraire s’appréhende comme une mise en mémoire d’une société ou d’une culture. C’est comme « liberté souvenante », comme « rémanence obstinée » (Barthes, 1953,19) que l’écriture littéraire convoque la société qui l’inspire. Parce qu’elle constitue un moment de respiration sociale, l’écriture littéraire s’appréhende comme ex-pression des aspirations d’une société donnée, à une étape donnée de son évolution. On pourrait en déduire que hors société, point d’écriture littéraire.

Que dire donc du continent africain où il existe des pays sans société ? Comment taire notre angoisse d’écrivain d’Afrique ?

Si l’on admet avec Roland Barthes (1953) que «chaque régime possède son écriture», il n’est pas accessoire de s’interroger sur la nature du régime social ou sur l’état de culture de ce XXIè siècle naissant. Quel est objectivement ce régime socioculturel ? Quel pourrait-il devenir pour que la République des Lettres dont des écrivains des siècles passés avaient rêvé devienne une réalité ?

L’esprit de facilité peut céder à la faiblesse d’évacuer comme spécificité africaine la préoccupation que nous voudrions ainsi partager. Celle-ci rappelle cependant que la littérature comme valeur culturelle et linguistique est indissociable des espaces sociaux, des choix existentiels et politiques des sociétés et des peuples qu’elle exprime. Les écrivains et artistes Noirs l’ont fortement souligné en 1956. Cinquante ans après, la Sorbonne actualise cette problématique avec bonheur, à ceci près que toute source de lumière produit ses propres zones d’ombre.

En effet à bien observer les régions littéraires en présence, l’on s’aperçoit que l’Acadie, la Wallonie et la Suisse romande peuvent, en toute cohérence et conséquence, revendiquer un fédéralisme linguistique entre les différentes langues de leurs espaces sociaux, existentiels et politiques respectifs : toutes se reconnaîtraient sans trop d’efforts dans une même souche culturelle, une sorte de mère patrie linguistique. Nul ne saurait spontanément en dire autant des autres régions littéraires présentes - dont les patries linguistiques mères sont africaines, plurielles, différentes et naturellement autres que la patrie linguistique mère des autres régions.

Ce n’est donc pas la moindre des interpellations pour l’écrivain africain qui aura pris conscience que cinquante ans après le premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, il demeure difficile de désenclaver la créativité en général, la créativité littéraire en particulier – puisqu’il demeure difficile d’exorciser l’esprit de contiguïté où une certaine communauté linguistique peine à initier la moindre communication interculturelle. Tout laisse en effet craindre que nous n’ayons pu constituer que des insularités culturelles fort peu, fort mal connectées par un radeau linguistique.

N’est-il pas paradoxal qu’en pleine mouvance de la mondialisation, l’écriture littéraire du XXIè siècle s’expose au soupçon de s’inscrire et donc de souscrire au régime de l’insularité? Comment, autrement, s’expliquer cette vive impression de compartimentation au moment où le monde vit en impatience d’interaction ?


F - COMPARTIMENTALISME OU COMPARATISME ?

Sans doute est-ce par souci de clarté pédagogique que nos ateliers et tables rondes se caractérisent par la compartimentation. Nous craignons néanmoins qu’une aussi précieuse opportunité soit une activité multiculturelle mais non interculturelle.

Les régions littéraires ici rassemblées sont maintenues sous cloche, sans interaction. L’Acadie n’aura donc pas l’occasion d’exposer sur les Antilles, ni l’Afrique sur la Suisse romande, et inversement. Le Maghreb - dont on tient étonnamment à mutiler l’Afrique - n’aurait-il rien pu dire du Québec ou de la Belgique ? L’interaction culturelle aurait sans doute contribué à justifier l’usage d’une même langue.

Mais volontaire ou pas, la juxtaposition des littératures consacre une contiguïté culturelle qui confirme l’actualité et l’acuité de la lutte des pères fondateurs pour l’émancipation linguistique et l’unité culturelle de l’Afrique, en vue de ce qu’ils nommaient pompeusement - et avec trop de générosité sans doute - civilisation de l’universel.

Soucieux de voir éclore un esprit de passerelle propre à jeter des ponts - fussent-ils de simples ponts de singes - entre les cultures du monde, l’écrivain d’Afrique appelle l’avènement du comparatisme culturel sur fond d’interaction, en dépassement du compartimentalisme ambiant.

En effet, le protectionnisme culturel que ce compartimentalisme révèle tient un discours d’élargissement mais diligente des mécanismes multiformes d’inclusion par ingestion : il ne s’ouvre aux autres que pour les assimiler.

Alioune Diop (1947) dénonce ce qu’il nomme la « vocation culturelle des peuples latins : ceux-ci[dit-il] admettent volontiers que tous les hommes se ressemblent et se valent, mais dans la mesure où ils s’assimilent ( …) et en particulier renoncent à leurs propres valeurs culturelles ».

L’image de pieuvre culturelle qui s’en dégage rappelle à l’écrivain d’Afrique —quand il aurait eu la faiblesse de l’oublier — que toute langue de colonisation est colonisatrice des langues locales et nationales. Plutôt que de perpétuer cette mutilation linguistique à conséquence d’excision culturelle, un effort d’interculturalisme effectif doit pouvoir atténuer la violence avérée des exceptions culturelles qui sont l’engrais des exclusions sociales.

Un tel programme d’ouverture est une ambition à notre portée, pourvu qu’il s’abreuve de cet humanisme d’humilité qui empêche d’oublier que l’Autre existe et que nous existons par l’Autre.

Dans le monde actuel, l’écriture littéraire ne saurait, sous peine de se pénaliser, faire l’économie de l’interaction existentielle qu’enseigne tout humanisme d’humilité ; cette interaction semble seule en mesure de faire changer les signes et les paradigmes culturels actuels : elle permettrait en effet de restituer la littérature aux hommes et aux sociétés qui les inspirent, ainsi qu’aux espaces d’où elles tentent de parler à d’autres hommes, à d’autres sociétés et à d’autres espaces.

C’est peut-être ainsi que nous parviendrons, ensemble, à renverser la tendance des rendez-vous où des femmes et des hommes cultivés peuvent se croiser dans une langue de travail sans pouvoir se rencontrer dans leurs cultures respectives.

BIBLIOGRAPHIE

Anta Diop ( Cheikh ) -1979 – Nations nègres et culture, t. 2, PA.
-1981 - Civilisation ou barbarie, PA, chap.14 et 15
- 1990 -Alertes sous les Tropiques, PA.

Barthes ( Roland) - ( 1953)- Le Degré zéro de l’écriture … Paris, Gonthier

Battestini ( Simon) – 1997- Ecriture et Texte, Contribution africaine,
PUL et PA.
Breton ( André) - Préface au Cahier d’un retour au pays natal

Césaire ( Aimé) – 1959 – « L’homme de culture et sa responsabilité »,
in PA, n° 24-25 fév. – mai

Diop ( Alioune) –1957- « Le sens du Congrès », Discours d’ouverture,
in PA n° XIV-XV, juin - sept.

Fanon ( Frantz) – 1959 – « Fondement réciproque de la culture nationale et des luttes
de libération », in PA,n° 24-25, fév - mai 1959

Hebga ( Meinrad) – 1957- “ Une seule pensée, une seule civilisation”, PA,
n° XIV-XV, juin - sept.
Mbock (Charly Gabriel) –1999- Le Chant du signe, essai d’anthropologie de l’orature,
chap. X et XV, Nouvelle Orléans, PUNM.

Sartre (Jean Paul) - « Orphée noir », in Situations, tome III, Gallimard.

Viallaneix ( Paul) – 1959 – La Voie royale, essai sur l’idée de peuple dans l’œuvre de
Michelet, Paris, Delagrave